CHAPITRE III
ANDOVER
Les pressentiments de Poirot touchant la lettre anonyme qu’il avait reçue m’avaient, certes, impressionné sur le moment. Toutefois, je dois l’avouer, je n’y pensai bientôt plus et lorsque arriva le 21 juin, le souvenir m’en fut rappelé par une visite de Japp à mon ami belge.
Japp, chef inspecteur de Scotland Yard, que nous connaissions de longue date, m’accueillit chaleureusement.
— Sapristi ! Mais c’est le capitaine Hastings, de retour de son pays de sauvages ! Quel plaisir de vous revoir ici avec M. Poirot ! Et toujours en parfaite santé. Tout juste le crâne un peu dégarni, hein ? C’est le sort commun. Je n’y échappe pas moi-même.
Je fronçai le sourcil. Je m’imaginais, en effet, que, grâce aux soins que je prenais de ramener mes cheveux sur le sommet de la tête, cette légère calvitie, à laquelle Japp faisait allusion, passait presque inaperçue. En ce qui me concerne, Japp a toujours fait preuve d’un manque de tact agaçant, aussi je n’y attachai point d’importance et déclarai que ni l’un ni l’autre nous ne rajeunissions.
— Excepté M. Poirot, dit Japp. Sa tête pourrait servir de publicité à un produit régénérateur de la chevelure. Ses moustaches restent magnifiques, et, dans sa vieillesse, le voici qui acquiert une célébrité unique. On le retrouve dans tous les crimes fameux de l’époque : mystères de l’air, du chemin de fer, meurtres dans la haute société… il s’insinue partout. Depuis qu’il a pris sa retraite, on n’a jamais tant parlé de lui.
— Je disais justement l’autre jour à Hastings que je ressemble à la prima donna qui donne toujours sa dernière représentation, dit Poirot, le sourire aux lèvres.
— Vous finirez par découvrir votre propre assassin, déclara Japp en éclatant de rire. Voilà une excellente idée à placer dans un livre !
— Je laisserai ce soin à Hastings, dit Poirot en clignant des yeux vers moi.
— Ah ! ah ! quelle bonne farce ! s’exclama encore Japp.
Décidément, je ne voyais là rien de risible, et la plaisanterie me semblait plutôt de mauvais goût. Poirot, le pauvre vieux, avance en âge, et toute allusion à sa fin plus ou moins proche ne saurait lui plaire.
Sans doute mon expression trahissait-elle mon sentiment, car Japp changea de sujet de conversation.
— Êtes-vous au courant de la lettre anonyme adressée à M. Poirot ? me demanda-t-il.
— Je l’ai montrée moi-même à Hastings l’autre jour, dit mon ami.
— C’est juste. Mais je n’y pensais plus. Voyons, quel était le jour mentionné dans cette lettre ?
— Le 21, déclara Japp. Je venais précisément vous le rappeler. Hier, nous étions le 21, et, par simple curiosité, j’ai téléphoné dans la soirée à Andover. Il s’agissait, en effet, d’une mystification. Rien ne s’est passé d’extraordinaire : des pierres lancées par des gamins, une vitrine brisée, un couple d’ivrognes et quelques menus délits. Voilà le bilan de la journée. Pour une fois, notre ami belge s’est fourvoyé.
— Me voilà donc soulagé, reconnut Poirot.
— Tiens, vous aviez pris cet incident au sérieux ? lui demanda Japp d’un ton affectueux. Il ne fallait pas vous frapper. Chaque jour nous apporte une douzaine de lettres de ce genre. Des gens oisifs, au cerveau faible, ne trouvent rien de mieux que de nous écrire des messages aussi saugrenus. Ils n’y mettent aucune malice ; ils ne songent qu’à s’amuser, voilà tout.
— J’ai eu tort, en effet, de prendre les choses à cœur, fit Poirot.
— Je m’en vais à présent, annonça Japp. J’ai une petite affaire de bijoux à régler dans la rue voisine. En passant, je suis monté pour vous rassurer, mon cher Poirot. Il eût été regrettable de laisser vos cellules grises fonctionner à vide.
Riant aux éclats de cette remarque qu’il s’imaginait très spirituelle, Japp s’en alla.
— Ce bon vieux Japp, toujours le même ! dit Poirot.
— Je le trouve bien vieilli. Son poil grisonne comme celui d’un blaireau.
Mon ami toussota et me confia :
— Hastings, mon coiffeur applique un système extrêmement ingénieux… il le fixe sur votre crâne et vous brossez vos propres cheveux par-dessus. Ce n’est pas une perruque… mais…
— Poirot, m’écriai-je, une fois pour toutes, fichez-moi la paix avec les sacrées inventions de votre coiffeur. Que trouvez-vous à redire à mes cheveux ?
— Moi ?… Rien du tout.
— Si encore j’étais chauve… je comprendrais…
— Bien sûr ! Bien sûr !
— Les étés torrides qui sévissent là-bas provoquent la chute des cheveux. Mais avant mon départ, je me procurerai un bon fortifiant du cuir chevelu.
— Je vous approuve.
— En tout cas, cette question ne regarde nullement Japp. Pour ma part, je le trouve insolent et lourd d’esprit. Il appartient à ce genre d’individus qui éclatent de rire lorsqu’on tire une chaise au moment où une personne va s’asseoir.
— Il n’est pas le seul de son espèce.
— Je qualifie cette coutume de complètement idiote.
— Oui, si l’on se place du point de vue de celui qui se dispose à s’asseoir.
Oubliant ma mauvaise humeur — toute allusion à ma calvitie naissante m’est, en effet, assez pénible –, je dis à Poirot :
— Je déplore que cette affaire de lettre anonyme se réduise finalement à néant.
— Je me suis fourré le doigt dans l’œil… je l’avoue. Je croyais discerner du louche dans cette lettre et ce n’était qu’une grotesque farce. Hélas ! en vieillissant je deviens méchant comme un chien de garde aveugle qui aboie sans motif.
— Si je dois collaborer avec vous, ouvrons l’œil pour découvrir la « crème » des crimes, lui dis-je en riant.
— Vous rappelez-vous votre remarque de l’autre jour ? Si vous pouviez commander un crime comme on se fait servir un dîner, que choisiriez-vous ?
Me mettant à l’unisson avec le caractère enjoué de Poirot, je répondis :
— Examinons d’abord le menu : Vol ? Faux ? Non, cela ne me dit rien. Trop végétarien. Il me faut un meurtre… un assassinat tout saignant… avec la garniture, évidemment.
— Bien sûr. Et les hors-d’œuvre.
— Qui sera la victime ? Un homme ou une femme ? Un homme… une grosse légume… un millionnaire américain, un premier ministre, le propriétaire d’un grand journal ? Quelle sera la scène du crime ? Pourquoi pas la bibliothèque aux rayons garnis de belles reliures ? Rien de tel pour créer l’ambiance. Quant à l’arme… ce sera un poignard au manche curieusement entrelacé… une idole de pierre sculptée…
Poirot poussa un soupir.
— Il y a aussi le poison, ajoutai-je, mais ce procédé présente toujours un côté technique… ou encore le coup de revolver éclatant dans la nuit… Avec cela, une ou deux jolies femmes.
— Aux cheveux châtains, murmura mon ami.
— Soit. Une des deux femmes sera injustement soupçonnée, et un malentendu surgira entre elle et son fiancé. Ensuite, une autre femme doit être suspectée, une femme plus âgée, une brune, genre femme fatale… et aussi un ami ou un rival du défunt… quelque vague secrétaire — le bouc émissaire — un homme jovial aux manières brusques ; et un ménage de domestiques congédiés… avec un stupide détective comme Japp… c’est tout.
— Voila ce que vous considérez comme la crème des crimes ?
— Vous ne partagez point cet avis ?
Poirot me regarda tristement.
— Vous venez de faire un joli résumé de la plupart des romans policiers publiés à ce jour.
— Eh bien, lui demandai-je, que commanderiez-vous ?
Poirot ferma les yeux et se renversa dans son fauteuil. Entre ses lèvres, sa voix sortit comme un ronronnement :
— Un crime très simple, sans complication aucune, un crime de la vie courante… un crime intime.
— Qu’appelez-vous un crime intime ?
— Supposez quatre types à la table de bridge, et un cinquième au coin du feu. À la fin de la soirée, l’homme assis près de la cheminée est trouvé mort. Un des quatre autres – pendant qu’il faisait la quatrième main – s’est levé et l’a tué. Les trois autres, absorbés par le jeu, n’ont rien vu. Ah ! voilà un joli crime ! Lequel des quatre joueurs est le meurtrier ?
— Ma foi, je ne vois là rien d’extraordinaire.
Poirot me lança un regard chargé de reproches.
— Parce qu’il n’y a ni dague curieusement ciselée, ni chantage, ni émeraude volée à une idole dans un temple, ni poison oriental ne laissant aucune trace. Hastings, vous avez le goût du mélodrame. Un drame ne vous suffit pas, vous en exigez toute une série.
— J’admets que souvent un second crime dans un roman réveille l’intérêt. Si le meurtre a été commis au premier chapitre et que l’enquête se poursuive jusqu’à l’avant-dernière page, l’histoire devient un brin fastidieuse.
La sonnerie du téléphone retentit et Poirot se leva pour répondre.
— Allô ! Allô ! Oui, c’est Hercule Poirot qui parle.
Il écouta une minute ou deux et je vis son visage changer d’expression.
Sa part de conversation ne comporta que quelques brèves paroles, sans aucun lien entre elles.
— Mais oui… Oui, bien sûr… Oui, oui, nous y allons… Naturellement… Vous avez peut-être raison… Oui, je l’emporte. À tout à l’heure !
Il replaça le récepteur et vint vers moi :
— C’est Japp qui me parlait, Hastings.
— Eh bien ?
— Il vient de rentrer à Scotland Yard. Un message d’Andover l’y attendait.
— Andover ?
Poirot prononça lentement :
— Une vieille femme du nom d’Ascher, tenancière d’un petit bureau de tabac, a été assassinée.
L’intérêt éveillé chez moi par le nom d’Andover s’atténua sensiblement. Je m’attendais à un crime fantastique… sortant tout à fait de l’ordinaire. Aussi le meurtre d’une vieille buraliste me parut sordide et tout à fait banal.
De sa voix grave et lente, Poirot poursuivit :
— La police d’Andover se croit en mesure d’arrêter l’assassin.
Nouvelle déception.
— Il paraît que la vieille ne s’accordait pas avec son mari, un ivrogne qui lui empoisonnait l’existence. Plus d’une fois, il a menacé de la tuer. Cependant, étant donné ce qui s’est passé la police désire de nouveau la lettre anonyme que j’ai reçue. J’ai annoncé que vous et moi partions immédiatement pour Andover.
Je repris courage. Si médiocre que parût ce crime, c’était tout de même un crime, et depuis fort longtemps je n’avais pas eu l’occasion de m’occuper de crimes et de criminels.
Je ne prêtai guère d’attention sur le moment aux paroles suivantes de Poirot, mais plus tard elles se présentèrent à ma mémoire avec un sens bien défini :
— Ce n’est que le commencement, avait annoncé Hercule Poirot.